cyber web security data

Transparence : le paradoxe de la tendance sécuritaire

Extrait de la thèse (2019) écosystèmes web : dynamique organisationnelle et stratégies de visibilité

La collecte de données est à la base d’une volonté à la fois économique et politique depuis déjà près de deux siècles dans les sociétés industrielles. La libre circulation des individus, des marchandises et des messages a toujours été liée à un impératif de sécurité. Dans cette optique, l’idéologie capitaliste trouve une adéquation parfaite avec des systèmes ultra sécuritaires[1]. Ainsi, le libre-marché et la transparence prônée vont de pair avec la globalisation de la surveillance. Aujourd’hui, la question de la sécurité prend une grande ampleur, elle touche les individus, mais également les entreprises et les États dont les potentiels stratégiques peuvent être déstabilisés. Les attentats du 11 septembre 2001 ont accéléré la tendance sécuritaire déjà prédominante aux États Unis, conceptualisée depuis la guerre froide en l’affrontement d’un ennemi commun, le communisme. Après 2001, le terrorisme devient l’ennemi public commun à combattre, il y a eu la création d’un ministère de la sécurité de la patrie ‘Homeland Security dept’ dont la principale mission est la création d’une banque de données qui croisent l’ensemble des informations personnelles des citoyens.

Bien avant le scandale de l’affaire PRISM[2] en 2013, les révélations en 2006 sur l’existence d’un dispositif secret de surveillance des transactions financières avait déjà démontré qu’il était possible pour un gouvernement de bénéficier des informations récoltées par des entreprises privées dans le déploiement d’un système de surveillance à l’échelle planétaire[3]. La question de la protection de la vie privée ressurgit régulièrement à la une des médias, la liberté et la gratuité apparente du web ont pris le pas sur une réalité défaillante, dans laquelle les intérêts financiers négligent la sécurisation des données. La sécurité est le revers d’une société transparente qui implique nécessairement des conséquences sur la façon dont les individus vont orienter leurs activités sociales sur le web. Les processus de transparence et de surveillance sont imbriqués ensemble dans les dynamiques relationnelles en ligne.

Le web est soumis à une logique marchande pour laquelle les données sociales des individus constituent un actif immatériel stratégique et rentable. Cette situation invite l’internaute à se positionner dans une veille constante et régulière des autres et de soi-même[4] tandis que sa présence en ligne est marquée par une logique promotionnelle[5].
Sur les réseaux socionumériques, la production et l’indexation de contenus contribuent à donner des signes de soi, la reconnaissance individuelle devenant le moteur de la transparence :

« Loin d’être une contrainte, l’exposition de soi apparaît alors comme une ressource permettant de signaler une certaine forme d’aisance sociale, une attitude « cool », transparente et ouverte et une capacité à jouer avec les codes. » [6]

La notion d’e-réputation interroge les dynamiques à l’œuvre sur le web à travers un ensemble de processus, qui peuvent paraître en opposition constante, organisant le web comme un espace de tension du fait de la simultanéité des logiques marchandes et d’indexation des données personnelles.

L’idéologie néo-libérale s’appuie sur le mythe du progrès et les utopies cybernétiques pour proposer un modèle contemporain. Celui la société de l’information, une société en réseau qui prend forme à travers les usages du web. En 2015, une étude[7] de la Banque Mondiale a estimé les chiffres suivants : 207 milliards d’e-mails envoyés, 8,8 milliards de vidéos YouTube regardées, 4,2 milliards de recherche sur Google, 152 millions d’appels par Skype, 36 millions d’achats sur Amazon. Sur le mode de l’information, le web s’impose aujourd’hui comme le média principal et prend part à la régulation du système de communication qui régit plus globalement les relations sociales.

Cinq ans auparavant, le magazine Wired avait lancé en 2010 une couverture qui se voulait choc : « Le web est mort, Vive le web »[8], ce fut l’expression médiatique du changement de paradigme qui était en train de s’opérer. Le web fut d’abord internet, créé au départ comme un système ouvert, proposant une quantité de contenus informationnels et universels auxquels les internautes pouvaient accéder via leurs ordinateurs, à travers des navigateurs web et des moteurs de recherche. Internet, qui se voulait universel et gratuit au départ, a été rattrapé par les lois du marché et le changement s’est opéré dans la navigation même et dans notre rapport aux outils numériques. Internet est devenu le web et cette transformation est principalement due aux pressions qu’a fait subir l’avènement d’Internet sur l’économie libérale[9]. En effet, internet a bouleversé et continue encore aujourd’hui de bouleverser les fondements même de l’économie libérale, à savoir les notions de propriété, de valeur marchande et d’intermédiation.

Les algorithmes sont devenus la principale porte d’entrée pour accéder à l’information, via les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et autres agrégateurs de contenu. Dans une étude récente de Reuters[10], plus de la moitié des internautes préfèrent le contenu sélectionné par des algorithmes, plutôt que celui de rédacteurs ou de journalistes. Cela est encore plus évident pour ceux qui utilisent des smartphones et pour les jeunes utilisateurs. Sauf que les algorithmes sont conçus dans une logique rentable et proposent des informations compatibles aux profils des internautes afin d’atteindre des performances lucratives.

Les internautes ne sont plus inscrits dans cette démarche utopique visant à la quête du savoir, ils ne font plus de recherches mais ce sont les outils numériques qui, dorénavant, les font pour eux.

Le web se révèle ne pas être une bibliothèque d’informations universelles et gratuites pour tous. C’est un premier constat d’échec de l’utopie cybernétique. Le web est devenu une série de contenus adaptés aux centres d’intérêts de chacun et peu à peu dans une logique marketing qui intègre l’internaute comme un récepteur rentable.

La fable raconte que le web a été conçu comme un outil de connaissance, d’apprentissage et de savoir pour créer une nouvelle société. Les grands acteurs économiques du web ont en quelque sorte pris en otage cette fable et se servent des utopies pour accroître leur rentabilité, car tel est l’objectif premier d’une organisation marchande. Alors que le fondateur de Wikipedia, Jimmy Wales, imagine un monde où chaque individu pourra accéder gratuitement à la somme des savoirs de l’humanité : « Imaginez un monde où chaque personne sur la planète se voit attribuer un accès libre à la somme des connaissances humaines. C’est ce que nous faisons »[11].  Sergei Brin, le co-fondateur de Google, déclarait déjà en 2012 son inquiétude pour l’avenir du web après l’application des modifications dans les paramètres de vie privée Google : « Des forces très puissantes se sont alignées contre l’internet libre de tous les côtés et dans le monde entier. Je suis plus inquiet que je ne l’ai été dans le passé, a-t-il dit. C’est effrayant»[12].

On ne peut évoquer le web et l’économie numérique sans évoquer sa tête de proue, l’entreprise Google. Celle-ci affiche en 2014 sur son site web comme mission principale, la gestion de l’information : « organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous »[13]. En 2017, sa mission a évolué vers l’apprentissage automatique qui « révolutionne la façon dont les humains utilisent le code pour résoudre des problèmes et améliorer les conditions de vie de leurs concitoyens »[14]. En 2018, l’entreprise Google épouse une cause écologique planétaire, d’après le slogan figurant sur la page d’accueil de son site web officiel : « Comment d’anciens téléphones portables et le machine learning contribuent à arrêter la déforestation »[15]. Ces slogans nous amènent à penser que l’idéologie néo-libérale se renouvelle constamment dans un discours qui épouse les problèmes de l’époque et désigne le web comme un instrument d’orientation et de régulation des sociétés humaines.


[1] Mattelart, Armand, 2008, op.cit. p.13

[2] « Prism, l’affaire d’espionnage qui ébranle le monde », Les Echos. 11.06.2013. (En Ligne) http://www.lesechos.fr/tech-medias/dossiers/affaire_snowden_fbi_nsa/index.php (Consulté en mars 2017)

[3] « Le Trésor américain reconnaît espionner les transactions internationales pour la CIA » Le Monde. 23.06.2006. (En Ligne) http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2006/06/23/le-tresor-americain-reconnait-espionner-les-transactions-internationales-pour-la-cia_787498_3222.html (Consulté en mars 2017)

[4] Georges, Fanny, 2009, op. cit.

[5] Merzeau, Louise. « E-réputation: carrefour et tensions » In Alcantara, Christophe (dir.) E-réputation regards croisés sur une notion émergente, Paris, Gualino Lextenso, 2015, pp 17-26.

[6] Cardon, Dominique, 2008, op. cit., p.118

[7] « Les dividendes du numérique ». Rapport (abrégé) de la Banque Mondiale sur le développement dans le monde 2016. WorlBank.org (En Ligne) http://documents.worldbank.org/curated/en/527621468195004729/pdf/102724-WDR-WDR2016Overview-FRENCH-WebResBox-394840B-OUO-9.pdf  (Consulté en avril 2018)
Dans la figure A.4 Figure A.4 (P.6), La transformation numérique à l’œuvre Rapport, schéma b. Une journée typique sur Internet, les chiffres correspondent à des indicateurs 2016.

[8] «  The web is dead. Long live to Internet ». Wired Magazine, 17.08.2010 (En ligne) http://www.wired.com/2010/08/ff_webrip/all/ (Consulté en juin 2015)

[9] « L’abrogation de la neutralité du Net aux Etats-Unis est un enjeu de société ». La Croix. 15.01.2018, (En Ligne) https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/Labrogation-neutralite-Net-Etats-Unis-enjeu-societe-2018-01-15-1200905963# (Consulté en avril 2018)

[10] « Reuters Institute Digital News Report 2017 », pp14-15 (En Ligne) https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/Digital%20News%20Report%202017%20web_0.pdf (Consulté en juin 2017)

[11] jimmywales.com, site web officiel (En ligne) http://jimmywales.com/ (Consulté en juin 2017)

Traduction de la citation de Jimmy Wales, fondateur du portail web Wikipedia: « Imagine a world in which every single person on the planet is given free access to the sum of all human knowledge. That’s what we’re doing »

[12]Web freedom faces greatest threat ever, warns Google’s Sergey Brin” The Guardian 15.04.2012 (En ligne) http://www.theguardian.com/technology/2012/apr/15/web-freedom-threat-google-brin (Consulté en juin 2017)

Traduction de la citation de Sergei Brin, l’un des fondateurs de Google lors d’une interview au journal The Guardian : »very powerful forces that have lined up against the open internet on all sides and around the world ». « I am more worried than I have been in the past, » he said. « It’s scary. »

[13] Google, site web officiel (En ligne) https://www.google.fr/intl/fr/about/ (Consultée en avril 2014)

[14] Google, site web officiel (En ligne) https://www.google.fr/intl/fr/about/ (Consulté en mai 2017)

[15] Google, site web officiel (En ligne) https://www.google.fr/intl/fr/about/ (Consulté en avril 2018)