L’injonction du 21e siècle : Vivre, c’est innover… il faut innover ou périr
Extrait de la thèse (2019) écosystèmes web : dynamique organisationnelle et stratégies de visibilité
Dans les usages du web, la technique est à la fois conception industrielle et culturelle qui autorise et achemine vers la nouveauté sans qu’il y ait une création à proprement parler. Intégrer cette logique revient à caractériser la culture numérique comme un ensemble d’interactions qui favorisent la production intellectuelle sur le web, faisant ainsi de cette dernière la clé de voûte d’un cercle vertueux pour produire de la valeur économique.
Le web est un espace pluriel ou toutes les opinions peuvent y trouver leur place, c’est ce qui fait d’ailleurs la spécificité même de la culture numérique. Le développement de cette culture est associé à la production de contenus culturels par les internautes et aux nouvelles formes d’expression médiatique. La « communication-relation »[1] prime. Autrement dit, celle-ci fait référence à l’engagement positif des individus par leurs contributions :
« Il nous semble qu’une distinction majeure doit être faite entre les innovations à base technologique importante (qui impliquent des investissements lourds et planifiés sur une longue période) et les innovations à base numérique qui peuvent se faire simplement à travers des nouvelles idées, des nouvelles combinaisons d’acteurs, des innovations incrémentales portant sur des logiciels ou de nouvelles relations humaines. »[2]
Dans les usages des TIC, la relation favorise la construction « d’une culture commune»[3] quand celle-ci vise à faire évoluer les connaissances et le savoir-faire pour devenir un processus à la fois individuel et collectif. Le processus d’innovation est accompagné de discours utopiques, l’innovation technique est alors interdépendante de l’environnement social dans laquelle elle a lieu. La réalité des pratiques sociales étant de plus en plus affectées par la technique, le rôle des acteurs dans un système socio-économique et leurs relations au sein et à l’extérieur de ce système sont conditionnés et conditionnent l’innovation technologique[4].
La relation est au centre du processus d’innovation et ce qui la singularise compose également les identités des individus. Des identités sans cesse en mouvement et qui se complexifient à travers l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. L’exemple de l’Open Source est assez probant car il ne s’agit pas seulement d’une technologie, c’est aussi une façon de faire avec. A l’échelle d’un individu, l’intériorisation de l’outil implique des représentations symboliques et mythifiées avec un sentiment de liberté et de puissance. Quand le sentiment de liberté permet de donner du sens à l’action dans la collectivité et de valoriser la reconnaissance individuelle, le leadership de l’individu contribue à mettre en place une communauté d’individus doués d’une plus grande flexibilité.
Ainsi, une vision utopique de l’innovation est investie par les technologies numériques faisant de l’innovation une solution à tous les problèmes auxquels des communautés d’individus doivent faire face. A l’échelle d’un pays, d’une région, d’une ville ou encore d’une entreprise, l’action d’innover est un acte qui défie même l’entropie : « vivre, c’est innover, il faut innover ou périr »[5]. Telle est une fois de plus la promesse sous-jacente liée à l’utilisation des technologies numériques.
A travers les systèmes de l’information et de la communication, c’est donc un phénomène culturel qui englobe une société entière avec des individus pris dans leurs raisonnements, leurs désirs, leurs volontés, leurs contradictions et tous ce qui constituent leurs identités. Les innovations sont donc des œuvres collectives, qui mettent du temps à s’imposer et qui souvent, sont le fruit d’expérimentations, de tentatives et d’échecs.Comme pour l’évolution de l’espèce de Darwin, l’innovation se construit en essayant plusieurs choses et en gardant ce qui marche. Associé ce processus naturel fondamental de l’évolution des espèces à une approche technique revient à démythifier le concept de création.
L’innovation, telle qu’elle est racontée et perçue, permet de construire, grâce à une symbolique forte, les fondements même de ce qui constitue une évolution. Cette évolution est marquée par la culture qui transcende les usages du web, à savoir une culture numérique. Le progrès technologique est une condition de richesse, tel est le postulat proposé par la communauté Palo Alto qui érige les modèles des réussites fulgurantes des quelques innovateurs du web en des modèles de progrès humains. Même si ces quelques exemples démontrent à première vue que l’innovation peut être condition d’abondance et de richesses économiques, on peut contraindre cette affirmation par quelques réalités : « les effets pervers de la rhétorique transhumaniste, du règne de la singularité et de l’argent-roi »[6] .
De plus, à l’échelle d’une nation, l’innovation n’emprunte pas des chemins de croissance bienveillants et respectueux des équilibres pour tous. Il y a « destruction créatrice »[7], au sens de Schumpeter, par la mise en place d’un « processus de mutation industrielle qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs.» [8] Aucune innovation ne peut s’introduire dans une société sans en modifier les structures d’interactions, de production et de répartition des richesses et même, parfois, au point de ruiner des activités entières. Les coûts humains, sociaux et écologiques sont très peu pris en compte lorsqu’on parle d’innovations, se concentrant plutôt sur la nouveauté et ses bienfaits qui éclipsent ce qui existait déjà.
A travers l’innovation même que représente le web, à travers les thématiques de bonheur et de vérité qui donnent sens au monde et à sa propre existence, l’individu se trouve pris dans des effets de discours empreint d’une forme de religiosité. L’existence de l’individu au XXI ème siècle est corrélée à un processus de complexité sociale et, en même temps, son autonomie, il l’acquiert en tant qu’acteur-créateur de lui-même. L’utilisation des technologies numériques induit que le concept d’innovation est associé à une action d’être à l’origine de, de créer, de fonder, de faire naître. Fonction intégrante de la notion d’identité, l’acte de d’innover est un acte du «je».
L’irruption du « moi » dans les sociétés contemporaines est étroitement liée au fait que chaque individu devient son propre référent culturel, assisté par les technologies numériques. A travers chaque usager du web, il semble que nous assistons à un changement cyclique qui se nourrit des destructions d’un passé pour les remodeler en des formes esthétiques de ce passé, tout en contribuant ainsi à la créativité individuelle. Celle-ci se retrouve prise dans des logiques de performance induite par une économie marchande intrusive. C’est un phénomène complexe qui repose sur quelque chose qu’on nomme avec simplicité culture numérique mais qui semble être d’un autre ordre.
Pourquoi avons-nous besoin de nous convaincre d’être créatifs ? Dans l’innovation, l’homme retrouverait-il une part de sa singularité ? Car à travers les usages du web, la question de l’identité est en jeu. Il ne s’agit pas plus de créer quelque chose de nouveau, qui va radicalement changer les choses pour exister, mais plutôt d’imiter et d’adapter son usage aux usages collectifs : J’existe parce que j’imite les autres. Ricoeur évoque ainsi cette démarche d’imitation par l’action qui prend son appui sur la représentation de l’autre et de soi par rapport à l’autre : « C’est « aux mêmes choses » – les personnes- que nous attribuons les prédicats psychologiques et les prédicats physiques (…) Les prédicats psychiques tels qu’intentions et motifs, sont d’emblées attribuables à soi-même et à un autre que soi ; dans les deux cas, ils gardent le même sens. » [12]
C’est dans un processus de construction identitaire que la recherche de conformité et de singularité semble opérer. Un processus d’imitation participe à cette construction identitaire. Ce qui fonde une culture ne peut exister que parce qu’il existe des cultures et cela s’incarne par la diversité. La diversité s’incarne alors dans la singularité et la pluralité des identités qui caractérisent les individus dans l’espace et le temps. La diversité culturelle est source de créativité, d’innovation et d’échanges autant que peut l’être la biodiversité dans le vivant. Celle-ci a d’ailleurs été érigée comme un patrimoine commun à l’humanité[13]. Pourtant la diversité culturelle est fragilisée depuis le début du siècle et la biodiversité n’a jamais été autant en danger. Faut-il y voir le signe des limites des utopies cybernétiques ? Les modèles sociaux, héritages du progrès humain des trois derniers siècles, sont profondément remis en cause.
[1] Badillo, Patrick-Yves. « Les théories de l’innovation revisitées : une lecture communicationnelle et interdisciplinaire de l’innovation ? Du modèle « Émetteur » au modèle communicationnel », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 14/1, no. 1, 2013, pp. 19-34. (En ligne). https://www.unige.ch/sciences-societe/medialab/files/5014/9191/4070/Badillo-Les-theories-de-linnovation-revisitees.pdf
[2] Badillo, Patrick-Yves, 2013, op.cit, p.29.
[3] Agostinelli, Serge, 2009, op. cit., p.356.
[4] Flichy, Patrice. L’innovation technique récents développements en sciences sociales, vers une nouvelle théorie de l’innovation. Paris, La Découverte. 2003, pp.179-206
[5] Dortier, Jean-François. « Éditorial : Innover…contre les idées reçues », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, vol. 38, no. 3, 2015, pp. 1-1.
[6] Soufron, Jean-Baptiste. « La Silicon Valley et son empire », Esprit, vol. octobre, no. 10, 2016, p.72.
[7] Schumpeter, Joseph A. Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Petite bibliothèque de Payot, 1974 (1942)., p.116
[8] Ibidem
[9] « Facebook : Sa Croissance Pourrait Ralentir » Forbes.fr. 12.04.2018. (En ligne). https://www.forbes.fr/business/facebook-sa-croissance-pourrait-ralentir/ (Consulté en mai 2018)
[10] « Comment Facebook a perdu 60 milliards en Bourse (et Zuckerberg 5 milliards). Les Echos.fr. 20.03.2018(En ligne) https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/0301460054884-comment-facebook-a-perdu-37-milliards-en-bourse-et-zuckerberg-5-milliards-2162663.php#vWXwWz8PcJe6cUlv.99 (Consulté en avril 2018)
[11] « Facebook : des résultats en hausse et toujours plus d’utilisateurs malgré les scandales ». Le Blog du Modérateur. 26.04.2018 (En ligne) https://www.blogdumoderateur.com/facebook-q1-2018/ (Consulté en avril 2018)
[12] Ricoeur, Paul, 2015, op.cit., p.109
[13] « La diversité culturelle, patrimoine commun de l’humanité » Unesco.org (En ligne). http://www.unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/international-migration/glossary/cultural-diversity/ (Consulté en mars2018).
Le site de l’Unesco propose la définition suivante du terme diversité culturelle. « La définition de la culturea souvent été sujette à controverse et le terme est utilisé de façon multiple. Une définition assez commune est la suivante : La culture est un ensemble complexe qui inclut savoirs, croyances, arts, positions morales, droits, coutumes et toutes autres capacités et habitudes acquis par un être humain en tant que membre d’une société ».